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G.K. Chesterton : l’arme du rire

chesterireJ’étais un jour couché sur l’herbe à l’ombre d’une église de village, en compagnie d’un curieux personnage.Il faisait partie des adeptes d’une religion pour lors dans toute sa fraîcheur, qui ne craignait pas de s’intituler Higher Thought, ou Pensée supérieure, et où je me trouvais suffisamment initié pour discerner déjà une certaine tonalité générale d’altitude et de supériorité, tout en souhaitant d’atteindre bientôt le degré plus ésotérique où les rudiments de la « pensée » me seraient enfin perceptibles.

Mon compagnon était de beaucoup le plus amusant de ce groupe d’excentriques, car, quel que fût le niveau de sa pensée, il leur était fort supérieur par l’étendue de ses expériences, ayant navigué sous les tropiques, tandis qu’ils cogitaient en banlieue. On l’accusait même de quelque tartarinade, mais j’avais eu plaisir à me promener avec lui dans les bois, où son visage bronzé, ses sourcils hirsutes et sa barbe pointue me représentaient assez bien l’image du dieu Pan.

Étendus sur le gazon, nous contemplions sans mot dire la cime des grands arbres et le clocher de l’église, tandis qu’autour de nous la chaude après-midi d’été s’adoucissait aux approches du soir. Tache imperceptible sur la pureté du ciel, un oiseau lointain chantait, et une brise molle se coulait, sans faire bouger une feuille, entre les branches des antiques vergers de la vieille Angleterre.

Soudain, mon voisin rompit le silence. « Savez-vous, me dit-il, pourquoi ce clocher se dresse de la sorte ? » J’exprimai un respectable agnosticisme, et il poursuivit d’un air dégagé : « Oh ! toujours la même chose — l’obélisque, le culte du phallus. » Je levai les yeux sur lui, et, tandis qu’il ricanait dans sa barbe de bouc, ce n’est plus Pan que je vis, c’est le Diable en personne. Il n’y a pas de mot pour rendre l’énorme, l’insane, la perverse incongruité d’un propos pareil en un pareil lieu et un pareil moment.

Une minute, je ressentis toutes les passions de ceux qui brûlaient des sorcières ; puis le sentiment d’une absurdité plus énorme encore se leva en moi comme une aurore. « Bien sûr, répondis-je après un instant de réflexion, bien sûr, sans le culte phallique, on aurait bâti l’église la tête en bas. » J’en aurais ri pendant des heures. Mon interlocuteur n’en fut pas offensé, car il n’avait pas l’épiderme fragile. Nous nous étions rencontrés par hasard, et ne nous sommes jamais revus ; il doit être mort, à l’heure qu’il est. Mais son nom m’est resté : il se faisait appeler Louis de Rougemont.

L’image de l’église villageoise du Kent en équilibre sur la pointe de son clocher me revient à l’esprit chaque fois que l’on me parle d’origines païennes ; elle évoque à ma rescousse le rire salubre des géants et me met en humeur aussi charitable envers toute la gent des critiques et des archéologues qu’envers ce pauvre Rougemont. Mais cette énormité me demeure aussi un salutaire rappel de la mesure à observer en parlant des temples païens aussi bien que des églises chrétiennes ; mesure que nos modernes païens ne conservent pas toujours.

G.K. Chesterton, Extrait de l’Homme éternel

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