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Force et puissance des démons

Sermon du premier dimanche de Carême de Mgr Bossuet au couvent des Minimes, extrait de la première partie sur la force et la puissance des démons :

bossuet« Tirés du néant, et c’est assez dire : de là, messieurs, il est arrivé que les premiers des anges (1) se sont endormis en eux-mêmes dans la complaisance de leur beauté. La douceur de leur liberté les a trop charmés, ils en ont voulu faire une épreuve malheureuse et funeste; et, déçus par leur propre excellence, ils ont oublié la main libérale qui les avait comblés de ses grâces. L’orgueil s’est emparé de leurs puissances : ils n’ont pas voulu se soumettre à Dieu, et, ayant quitté, les malheureux, cette première bonté, qui n’était pas moins l’appui de leur bonheur que le principe de leur être, vous étonnerez-vous si tout est allé en ruine, ni s’il s’en est suivi un changement si épouvantable ? Dieu l’a permis de la sorte.

Tremblons, tremblons, mes frères, et soyons saisis de frayeur en voyant ce tragique exemple, et de la faiblesse de la créature, et de la justice divine. Hélas! on a beau nous avertir, nous courons tous les jours aux occasions du péché les plus pressantes, les plus dangereuses ; nous ne veillons non plus sur nous-mêmes que si nous étions impeccables; et nous croyons pouvoir conserver sans peine, parmi tant de tentations, ce que des créatures si parfaites ont perdu dans une telle tranquillité. Est-ce folie ? est-ce enchantement ? est-ce que nous n’entendons pas quels malheurs le péché apporte ? pendant que nous voyons à nos yeux ces esprits si nobles défigurés si étrangement par un seul crime, que d’anges de lumière ils sont faits tout d’un coup anges de ténèbres, d’enfants ils sont devenus ennemis irréconciliables ; et étant ministres immortels des volontés divines ils sont enfin réduits à cette extrémité de misère, qu’il n’y a plus pour eux d’occupation que dans l‘infâme emploi de tromperies hommes. Quelle vengeance ! quel changement ! c’est le péché qui l’a fait, et nous ne le craignons pas! n’est-ce pas être bien aveugles ? Mais revenons à notre sujet, et jugeons de la force de nos ennemis par la perfection de leur nature.

C’est le grand apôtre saint Paul qui nous y exhorte par ces excellentes [paroles : ] « Revêtez-vous, dit-il, des armes de Dieu, « parce que vous n’avez pas à combattre la chair ni le sang, » ni aucune force visible : Non est nobis colluctatio adversus carnem et sanguinem, sed adversus principes et potestates, adversus mundi rectores, contra spiritualia nequitiae in caelestibus (2) ; » mais contre « des principautés et des puissances, et des malices spirituelles : » spiritualia nequitiae. Pourquoi exagère-t-il en termes si forts leur nature spirituelle ? c’est à cause que dans les corps, outre la partie agissante, il y en a aussi une autre qui souffre, que nous appelons la matière : c’est pourquoi les actions des causes naturelles, si nous les comparons à celles des anges, paraîtront languissantes et engourdies, à cause de la matière qui ralentit toute leur vertu. Au contraire, ces ennemis invisibles, qui s’opposent à notre bonheur, ne sont pas, dit-il, de chair ni de sang : tout y est dégagé, tout y est esprit ; c’est-à-dire, tout y est force, tout y est vigueur : ils sont de la nature de ceux dont il est écrit « qu’ils portent le monde (3). » Et de là nous devons conclure que leur puissance est très-redoutable.

Mais vous croirez peut-être que leur ruine les a désarmés, et qu’étant tombés de si haut, ils n’ont pu conserver leurs forces entières. Désabusez-vous, chrétiens; tout est entier en eux, excepté leur justice et leur sainteté, et conséquemment leur béatitude. En voici la raison solide, tirée des principes de saint Augustin : c’est que la félicité des esprits ne se trouve ni dans une nature excellente, ni dans un sublime raisonnement, ni dans la force, ni dans la vigueur; mais elle consiste seulement à s’unir à Dieu par un amour chaste et persévérant. Quand donc ils se séparent de lui, ne croyez pas qu’il soit nécessaire que Dieu change rien en leur nature pour punir leur égarement; il suffit, dit saint Augustin, pour se venger d’eux, qu’il les abandonne à eux-mêmes : Quia sua superbia sibi placerunt, Dei justifia sibi donarentur (4) . De cette sorte, ces anges rebelles que l’honneur de leur nature a enflés, que leurs grandes connaissances ont rendus superbes jusqu’à vouloir s’égaler à Dieu, ne perdront pas pour cela leurs dons naturels. Non, ils leur seront conservés; mais il y aura seulement cette différence, que ce qui leur servait d’ornement, cela même leur tournera en supplice par une opération cachée de la main de Dieu, qui se sert comme il lui plaît de ses créatures, tantôt pour la jouissance d’une souveraine félicité, tantôt pour l’exercice de sa juste et impitoyable vengeance.

Par conséquent, messieurs, il ne faut pas croire que leurs forces soient épuisées par leur chute. Toute l’Écriture les appelle forts. « Les forts, dit David, se sont jetés sur moi : » Irruerunt in me fortes (5) ; par où saint Augustin entend les démons (6). Jésus-Christ appelle Satan « le fort armé : » fortis armatus (7) . Non-seulement il a sa force, c’est à-dire sa nature et ses facultés, mais encore ses armes lui sont conservées, c’est-à-dire ses inventions et ses connaissances : fortis armatus. Ailleurs il le nomme « le prince du monde : » princeps hujus mundi (8) et saint Paul, « gouverneur du monde : » mundi rectores (9). Et nous apprenons de Tertullien que les démons faisaient parer leurs idoles des robes dont se revêtaient les magistrats, qu’ils faisaient porter devant eux les faisceaux et les autres marques d’autorité publique, comme étant, dit-il, « les vrais magistrats et les princes naturels du siècle : Daemones magistratus sunt saeculi (10) . » Satan n’est pas seulement le prince, le magistrat et le gouverneur du siècle ; mais, pour ne laisser aucun doute de sa redoutable puissance, saint Paul nous enseigne qu’il « en est le dieu : » deus hujus sœculi (11). En effet, il fait le dieu sur la terre, il affecte d’imiter le Tout-Puissant. Il n’est pas en son pouvoir de faire comme lui de nouvelles créatures, pour les opposer à son Maître ; voici ce qu’invente son ambition : il corrompt celles de Dieu, dit Tertullien (12), et les tourne autant qu’il peut contre leur auteur ; enflé démesurément de ses bons succès, il se fait rendre enfin des honneurs divins; il exige des sacrifices, il reçoit des vœux, il se fait ériger des temples, comme un sujet rebelle qui, par mépris ou par insolence, affecte la même grandeur que son souverain : Ut Dei Domini placita cum contumelia affectans (13).

Telle est la puissance de notre ennemi; et ce qui la rend plus terrible, c’est la violente application avec laquelle il unit ses forces dans le dessein de notre ruine. Tous les esprits angéliques, comme remarque très-bien saint Thomas (14), sont très arrêtés dans leurs entreprises : car au lieu que les objets ne se présentent à nous qu’à demi, si bien que, par de secondes réflexions, nous avons de nouvelles vues qui rendent nos résolutions chancelantes, les anges, au contraire, dit saint Thomas, embrassent tout leur objet du premier regard avec toutes ses circonstances ; et ensuite leur résolution est fixe, déterminée et invariable. Mais s’il y a en eux quelque pensée forte, et où leur intelligence soit tout appliquée, c’est sans doute celle de nous perdre. « C’est un ennemi qui ne dort jamais, jamais il ne laisse sa malice oisive : » Pervicacissimus hostis ille nunquam malitiae suae otium facit : quand même vous le surmontez, vous ne domptez pas son audace, mais vous enflammez son indignation : Tunc plurimum accenditur, dum extinguitur (15) : « Quand son feu semble tout à fait éteint, c’est alors qu’il se rallume avec plus de force. » Ce superbe, ayant entrepris de traiter d’égal avec Dieu, pourra-t-il jamais croire qu’une créature impuissante soit capable de lui résister ? et si, renversé comme il est dans les cachots éternels, il ne cesse pas néanmoins par une vaine opiniâtreté de traverser autant qu’il peut les desseins de Dieu; s’il se roidit contre lui, bien qu’il sache que tous ses efforts seront inutiles, que n’osera-t-il pas contre nous, dont il a si souvent expérimenté la faiblesse ?

Ainsi je vous avertis, mes chers frères, de ne vous relâcher jamais, et de vous tenir toujours en défense. Tremblez même dans la victoire : c’est alors qu’il fait ses plus grands efforts, et qu’il remue ses machines les plus redoutables. Le voulez-vous voir clairement dans l’histoire de notre évangile ? Il attaque trois fois le Fils de Dieu : trois fois repoussé honteusement, il ne peut encore perdre courage. « Il le laisse, dit l’Écriture, jusqu’à un autre temps : Recessit ab illo usque ad tempus (16) » ; surmonté et non abattu, ni désespérant de le vaincre ; mais attendant une heure plus propre et une occasion plus pressante. Dieu ! que dirons-nous ici, chrétiens ? Si une résistance si vigoureuse ne ralentit pas sa fureur,  quand pourrons-nous espérer de trêve avec lui ? Et si la guerre est continuelle, si un ennemi si puissant veille sans cesse contre nous avec tous ses anges, qui pourrait assez exprimer combien soigneuse, combien vigilante, combien prévoyante et inquiète doit être à tous moments la vie chrétienne ? Et nous nous endormons!… Je ne m’étonne pas si nous vivons sous sa tyrannie, ni si nous tombons dans ses pièges, ni si nous sommes enveloppés dans ses embûches et dans ses finesses.  » (à suivre)

bossuet vie chretienne

(1) Advers. Marcion., lib. II, n. 9.

(2) Ephes., 6, 12

(3) Job, 9, 13

(4) De Civit. Dei, lib XIV, cap. XV

(5) Ps. 58, 4

(6) In Ps. 58, Enarr. I, n. 6

(7) Luc 11, 21

(8) Jean, 12, 31

(9) Ephes. 6, 12

(10) De idolol. n. 18

(11) 2 Cor. 4, 4

(12) De idolol. n. 4

(13) Tertull., ad Uxor., n.8

(14) Part I, Question 58, art. 3

(15) Tertull., De Paenit., n.7

(16) Luc 6, 13

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